La bombe indienne

Monde, Révolution | pandore | mars 25, 2011 at 18 h 49 min

Il se pourrait bien qu’un jour, fait extraordinaire, les Nobel décernent à Arundhati Roy deux de leurs prix les plus prestigieux: celui de la paix et celui de la littérature.

La grande romancière, qui milite contre l’injustice dans son pays, publie un recueil d’essais explosif sur la situation politique internationale. Elle s’explique.

Bien qu’ayant, dès son premier livre, «le Dieu des Petits Riens», inscrit son nom dans le classement très fermé, très envié, des stars de la littérature mondiale, décrochant un contrat d’un million de dollars et le Booker Prize en 1997, l’adorable reine du roman indien (elle fut aussi classée par le magazine «People» au nombre des 50 beautés de l’année 1998) a aussitôt tourné le dos à la carrière facile, internationale et glamourisée, qui s’offrait à elle. Cessant d’écrire des romans, elle a choisi de braver plutôt, avec un courage que nul ne lui conteste, et au péril de sa vie, le gouvernement de son pays pour dénoncer non pas seulement les grandes injustices de notre temps, mais surtout l’horreur économique, écologique, sociale et politique d’un pays, l’Inde, qui passe pourtant pour l’une des démocraties civilisées de notre planète.

D’où vient ce feu, cette détermination, mariés à la plus grande douceur? Il faut sans doute en chercher les origines loin en elle, dans son enfance indienne, auprès de son père, un planteur de thé bengali, et de sa mère, Mary Roy, une directrice d’école du Kerala connue elle aussi pour son activisme. Ce Kerala dont Arundhati racontera la poétique beauté dans son premier roman, très inspiré de sa propre expérience. Après s’être rêvée architecte, puis décoratrice et scénariste de cinéma, elle rejoint le mouvement de protestation contre la construction de barrages gigantesques, dans la vallée de la Narmada, barrages obligeant des populations entières à quitter un habitat ancestral, au nom du prétendu «progrès économique». C’est alors qu’elle devient cet écrivain engagé dont le gouvernement indien a peur.

Dans «la Démocratie: notes de campagne», elle s’élève contre l’impérialisme américain, milite contre «l’occupation» indienne du Cachemire, dont elle réclame l’indépendance, dénonce la mainmise des grandes multinationales sur les économies locales. Elle fustige une visite en Inde du président Bush, et hurle au génocide quand des musulmans se font massacrer dans le Gujerat. Contre toutes les intimidations, elle s’est rendue l’année dernière, en février 2010, dans une zone interdite, où des tribus, au cœur des forêts de Dandakaranya, dans l’Etat du Chhattisgarh, ont pris les armes contre les conglomérats miniers internationaux qui, main dans la main avec l’Etat indien, ont entrepris de dévaster leur territoire. Elle a passé ainsi plusieurs semaines avec ces guérilleros maoïstes qui ont fait le serment de renverser l’Etat indien, au risque de se faire tuer dans un raid des forces adverses, ou de passer pour une maoïste rétrograde, les médias officiels ne se privant pas de caricaturer l’engagement de la romancière. Mais peut-on, d’une quelconque manière, stopper Arundhati?

Rien n’est donc plus urgent, on l’a compris, que de lire, et de faire lire, ce manuel d’indignation dont la première des qualités est de ne pas avoir été conçu dans un confortable fauteuil club, mais d’avoir connu, sur le petit carnet de notes où la pasionaria inscrit d’ordinaire ses impressions, la poussière de la route, les larmes de l’impuissance, un carnet taché, froissé, et où l’on dirait que, pour encrier, Arundhati Roy a usé du plus fabuleux des flacons: sa rage et son espoir – celui que la vie soit un jour un peu meilleure pour tous.

***

Le Nouvel Observateur. – Qu’en est-il, selon vous, de la politique américaine depuis les élections? Obama, c’est mieux que Bush?

Arundhati Roy. – Le problème n’est plus, je crois, de penser la politique internationale, les guerres, les occupations militaires ou le suicide écologique en termes de bons ou de méchants. L’ironie tient plutôt à ce que tout homme, bon ou méchant, dès lors qu’il devient, en tant que président américain, l’homme le plus puissant de la planète, perd aussitôt tout pouvoir, et devient l’esclave d’un système dont il est censé pourtant maîtriser le fonctionnement. La vraie question n’est-elle pas plutôt: le monde que nous appelons civilisé va-t-il nous sauver, ou va-t-il détruire la vie sur Terre et la Terre elle-même?

N. O. – Vous n’avez pas été heureuse de la victoire d’Obama?

A. Roy. – Obama a élargi le périmètre des guerres en Asie. Avec la bénédiction du gouvernement pakistanais, il est en train de bombarder le Pakistan. Pendant ce temps, l’économie continue de sombrer. Quand il est devenu président, un journal satirique à New York a titré en gros: « Un Noir affecté au pire job ». C’était vrai. Il a été nommé pour entériner la fin de l’empire américain.

N. O. – Quel est votre sentiment au sujet des révolutions en Tunisie, en Egypte, en Libye?

A. Roy. – Les manifestants ont montré un réel courage. Mais je crois que les enjeux, aujourd’hui, sont ailleurs: il s’agit pour les grandes puissances de détourner l’énergie de ces révolutions en les utilisant à leurs fins cyniques. Quand on lit dans la presse des choses comme: «L’Egypte est libre, les militaires ont pris le pouvoir», on ne peut s’empêcher de sourire! On sait bien que l’armée égyptienne et le gouvernement américain marchent main dans la main. Hosni Moubarak était, ce n’est pas un scoop, malade, proche de la fin. La transition aurait été hasardeuse. N’a-t-on pas donné un peu d’air au peuple égyptien, opprimé et furieux, avant de le ligoter à nouveau? Sans contrôle de l’Egypte, Israël ne peut plus organiser le siège de Gaza. Les Etats-Unis peuvent-ils accepter cela?

Quand les grands médias occidentaux célèbrent avec enthousiasme la révolution, ça m’inquiète toujours. Après tout, les Palestiniens peuvent se révolter, on peut tuer au Congo par millions, ça ne soulève pas les mêmes réactions. Au Cachemire, des centaines de milliers de manifestants ont bravé, dans la rue, pendant des années, les forces de sécurité indiennes, qui étaient loin d’être pacifiques: leur courage fait-il pourtant la une de la presse occidentale?

N. O. – Qu’en est-il de la situation dans la vallée de la Narmada, où vous avez intensément manifesté contre la construction de gigantesques barrages, au détriment des populations locales?

A. Roy. – Tous les barrages, dans la vallée, sont en cours de construction. Le grand mouvement anti-barrages, qui s’appuyait sur des arguments profonds et justes, se limite aujourd’hui aux plaidoiries d’un petit groupe d’avocats qui tentent d’obtenir des compensations pour les populations déplacées. C’est une tragédie monumentale. Il y a des centaines de barrages qui sont en train d’être construits dans le haut Himalaya. Les conséquences seront catastrophiques pour l’environnement. Mais ces zones sont très peu peuplées. Personne ne proteste.

N. O. – Vous êtes aussi très sensible à la situation au Cachemire. Vous y étiez récemment?

A. Roy. – Oui, je m’y rends souvent. C’est la zone la plus lourdement militarisée du monde. Les forces de sécurité indiennes qui stationnent là-bas s’élèvent à 700.000 soldats. Même au plus fort de la guerre en Irak, les unités américaines n’ont jamais dépassé les 200 000 éléments. On ne compte plus, dans cette vallée, les camps militaires, les check-points, les chambres de torture et les cimetières. 68.000 personnes ont été tuées depuis 1990. Habiter là-bas équivaut à vivre sans oxygène ni dignité. C’est un enfer absolu. Une immense prison en plein air.

N. O. – A quoi faut-il s’attendre, selon vous, en matière de terrorisme international? Croyez-vous à une aggravation de la situation dans l’avenir?

A. Roy. – Une grande part de la puissance économique des pays riches repose sur le marché de l’armement: missiles, avions de guerre, torpilles, hélicoptères, bombes nucléaires. En Inde, où 800 millions de gens vivent avec moins de 20 roupies par jour (30 centimes), le gouvernement dépense des billions pour acheter des armes de ce genre. De même que le Pakistan, dont l’économie est en lambeaux. Pourtant, toutes ces armes sont-elles d’une quelconque efficacité face à la menace terroriste? Je dirais que plus ces pays amassent d’armes de guerre, et versent corrélativement dans le nationalisme le plus vantard, plus ils se rendent vulnérables au terrorisme qui peut les détruire complètement. Nous avons bien vu, lors des attaques de 2008 à Bombay, comment une poignée de teen-agers suicidaires ont pu mettre à genoux un pays entier pendant des jours. Et il ne semble même pas effleurer les dirigeants de nos pays que la seule réponse valable au terrorisme est de résoudre les injustices qui l’engendrent.

N. O. – Qu’en est-il de l’écriture romanesque? Vous y reviendrez?

A. Roy. – Oui, cela fait un petit moment que j’ai recommencé à écrire un roman. Mais j’avance lentement. Je suis souvent dérangée…

N. O. – A quoi ressemble votre vie de tous les jours?

A. Roy. – Ma vie n’a, Dieu merci, rien d’une vie de tous les jours.

N. O. – Pouvez-vous me décrire la pièce où vous travaillez?

A. Roy. – Ce n’est pas toujours la même. Je suis une république en mouvement. Mais j’écris souvent dans mon appartement à Delhi. J’adore y travailler. Il m’arrive d’en embrasser les murs, pour les remercier de donner refuge à une fille comme moi. Pas quelqu’un de facile, comme beaucoup de gens vous le diront.

Propos recueillis par Didier Jacob

La Démocratie: notes de campagne, par Arundhati Roy,
traduit de l’anglais par Claude Demanuelli,
Gallimard, 350 p., 19,90 euros.

Source : « Le Nouvel Observateur» du 17 mars 2011.

http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20110315.OBS9703/la-bombe-indienne.html

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